mardi 16 décembre 2014

L’éducation, le secteur privé et les arts et sciences sociales : partie 1

par Rémi Frenette, VP externe de l'AÉACUM

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Il y a tellement de choses qui me chicottent ces derniers mois dans le monde des universités, des arts et des sciences sociales que j’en ai de la difficulté à m’arrêter sur un sujet à vous décortiquer. J’admets aussi être hanté quotidiennement par l’idée de ne pas m’être investi dans ce blogue depuis septembre dernier, et il est vrai que si j’avais abordé les enjeux un à un, progressivement, au fil des semaines, mon esprit de bloggeur-en-herbes ne se trouverait pas dans son état actuel de congestion.

Heureusement, les idées, c’est comme bien d’autres choses. Tu pousses, tu pousses et ça finit par sortir. D’où l’expression – juste pour clarifier, gagne de cochons –  « accoucher d’une idée », d’une théorie ou d’une œuvre d’art. L’accouchement des idées remonte à la Grèce antique, à Socrate, à la maïeutique ... mais vous irez voir Wikipédia si ça vous intéresse.

Aujourd’hui, j’aimerais accoucher des idées suivantes : de yune, l’arrimage croissant entre le secteur privé et l’éducation; de deusse, les régimes d’austérité et la marchandisation – financière et idéologique – de l’éducation; de troèsse, la place – et le rôle – des arts et des sciences sociales dans tout ce beau mess. Comment tout ça se tient-il ensemble? Allons voir.

L’influence du privé sur l’éducation

C’est une tendance bien alarmante que l’arrimage entre l’éducation et les besoins du marché. Partout dans le monde, le phénomène est palpable ; parfois explicitement, parfois plus subtilement. Et cela concerne l’éducation du primaire au postsecondaire.

Faisons un tour rapide de l’actualité. Récemment en Angleterre, le premier ministre David Cameron prenait des mesures pour encourager la formation dans les sciences, les mathématiques et les technologies. Parce que, dit-il, « If countries are going to win in the global race and children compete and get the best jobs, you need mathematicians and scientists - pure and simple. » Pure and simple : l’éducation doit être au service de la compétitivité et de la croissance économique. Right?

En Afrique, certains ont des propos plus directs. Dans les termes de Mayunga Nkunya, Secrétaire exécutif du Conseil des Université de l’Afrique de l’est : « It is time universities stopped producing thinkers. We already have enough thinkers […] They should produce people ready for the job market. » Ouaille. C’est comme jeter le bain avec l’eau du bébé, mais bon.

Plus près de nous, oh! Canada, on vante « l’importance des partenariats entre les universités et le secteur privé pour la prospérité, l’innovation, la création d’emploi ». Ce discours cadre bien dans l’esprit des salons carrière, soit, mais ça ne s’arrête pas là. Loin de là.

Juste à côté, au Québec, le ministre de l'Emploi et de la Solidarité sociale, François Blaid, invite à un rapprochement entre l’école et les entreprises, parlant du besoin d’adéquation entre l’éducation et l’emploi ainsi que d’une « participation accrue » des entreprises à l’élaboration des programmes de formation.

Ici même, au Nouveau-Brunswick, l’ancien ministre progressiste-conservateur de l’Éducation postsecondaire, de la Formation et du Travail, Jody Carr, affirmait au mois d'août que le jumelage entre les écoles et le marché du travail « est une priorité de notre gouvernement. Ce lien doit être établi le plus tôt possible. » Plus récemment, dans le cadre de la Semaine de l’orientation, le gouvernement libéral déclarait vouloir « mettre en place une main-d’œuvre compétente » afin de « répondre aux besoins des employeurs ».

Intéressant, quand même : on aurait pu croire que l’orientation de l’élève consiste à le faire cheminer vers son plein développement (psychologique, moral, émotionnel, physique...), dans le sens d’un épanouissement intégral sur les plans civique, social et personnel. On aurait pu croire que nos dirigeants considèrent les élèves comme des futurs individus-citoyens, pas comme des travailleurs-consommateurs en devenir. Pour le dire simplement : l’orientation part du marché en allant vers l’élève, au lieu de l’inverse. Un bel exemple de top-down logic, à mon humble avis.

Néolibéralisme, austérité et éducation

Reste qu’en surface, la tendance peut paraître louable, justifiée, voire logique ou même naturelle. Qui, après tout, peut nier qu’il existe un lien somme toute évident entre l’éducation et le monde du travail? Or, pour bien comprendre l’ampleur du problème, il faut poser la question autrement.

Par exemple : quelles sont – ou quelles doivent-être – les raisons d’être et les finalités du système d’éducation? Là, on se pose des questions intéressantes. On est en business. La business de Mathieu Lang, entre autres, professeur à la Faculté des Sciences de l’Éducation de l’Université de Moncton, que je vous conseiller d’aller lire dans l’Acadie Nouvelle. Sinon, un stop dans les neurones de Raymond Blanchard, agent de recherche et auteur du blogue de la FÉÉCUM, ça rentre toujours dans le dash.

Il faut voir large. La logique qui lie intimement l’éducation au monde du travail découle d’une posture néolibérale. Dans cette condition idéologique qui domine la pensée occidentale depuis les années 1980, l’économie au sens large, les tendances du marché et les besoins des entreprises constituent la base d'à peu près toutes les finalités individuelles, sociales et politiques. Le consumérisme à son meilleur, quoi! Pas étonnant que l’éducation soit alors perçue comme un moteur de croissance économique; qu’on invite les entreprises à décider du contenu et des priorités de la formation; qu’on considère les institutions d'apprentissage comme des usines à manufacturer des travailleurs.

Or, le néolibéralisme ne s’appuie pas que sur des abstractions : il dépend aussi concrètement de situations politiques et économiques lui étant favorables. En bref, le néolibéralisme est le plus efficace - et le plus féroce - dans un contexte de crise.

Il est éclairant ici de s'arrêter sur la thèse de Naomi Kleine, La Stratégie du choc, la montée d'un capitalisme du désastre. En ce qui concerne l’éducation, le « choc » correspond à un contexte de récession économique et d’endettement généralisé (incluant les gouvernements, les ménages et les étudiants); quant au « capitalisme du désastre », il se traduit par un régime d’austérité : compressions dans le financement public des institution qui entraînent la marchandisation de l’éducation, et même de sa raison d’être (eh oui).

Pire encore. Les tenants du néolibéralisme n’ont qu’a laissé les choses se faire d’elles-mêmes, car la crise pousse la société à associer l’éducation au marché du travail : NATURELLEMENT, il FAUT que l’éducation mène à une job! Vu le contexte de crise, c’est une évidence, une NÉCESSITÉ : pour le bien des diplômés et de leur famille, d’une part, et pour le bien de la croissance économique de la nation, d’autre part, l’éducation doit être orientée vers les besoins des entreprises, sans quoi on s’éduque pour rien. Sinon, l’éducation aggrave la crise, elle est une dépense en trop. Cela devient un gaspille des fonds publics que de former des gens qui ne répondent pas aux besoins des entreprises.

Ayoye! Et les Arts et Sciences sociales là-dedans, on y reviendra plus tard ...

Les conséquences générales sont multiples et importantes. On peut parler de la hausse continuelle des frais de scolarité ; des troubles psychologiques du stress postuniversitaire (TPSPU ; j’en revendique les droits d’auteur) qui affligent les diplômés aux prises avec l’endettement des prêts étudiants ; des baisses des taux d’inscription suivant l’augmentation du coûts des études ; des coupures dans les programmes d’étude et dans les corps professoraux, encouragées par le régime d’austérité ; de la facture croissante des études postsecondaires, finalement, alors même que le rapport qualité-prix descend en flèche (ce qui, à mon avis, est une grande ironie).

En fait, les seuls qui ne sont pas affectés par ce désastre financier, semble-t-il, sont les hauts cadres administratifs. Les exemples sont multiples (genre, vraiment multiples), et on ne s’y arrêtera qu’une seconde pour le plaisir de se faire éclairer par le très honorable Noam Chomsky :

as universities move towards a corporate business model, precarity is exactly what is being imposed. And we’ll see more and more of it. That’s one aspect, but there are other aspects which are also quite familiar from private industry, namely a large increase in layers of administration and bureaucracy. If you have to control people, you have to have an administrative force that does it. So in US industry even more than elsewhere, there’s layer after layer of management — a kind of economic waste, but useful for control and domination.

Mais la conséquence la plus importante, du moins la plus large et la plus profonde en ce qui concerne notre présente discussion, se trouve dans le rapprochement entre l’éducation publique et le secteur privé. Car cet impact-là, il s’attaque au cœur des écoles et des universités, soit leur raison d’être et leurs finalités. Tant qu'on percevra collectivement l’éducation comme un bien de consommation à arrimer aux besoins du marché, on ne sera pas sorti du trou.

Enfin, la question qui tue : comment tout ceci nous concerne-t-il directement? Quels sont les enjeux pour les arts et les sciences sociales et, surtout, que pouvons-nous faire, et quel est notre rôle, face à ces grands problèmes?

Ce sera le thème de la deuxième partie de ce billet.

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